Mon métier : réparateur d’ailes

Réparateur d’ailes en SEGPA est mon métier !

Depuis 4 ans maintenant je répare des ailes, des petites et des grandes, des ailes que j’aurai pu casser moi-même sans le savoir quand j’étais dans mon CM2, maîtresse-directrice surbookée. Mais un jour j’ai eu envie de changer d’air, parce qu’anticiper la solution au problème avant qu’il n’arrive m’ennuyait un peu trop. Alors je suis devenue réparateur d’ailes.

Mes patients arrivent en SEGPA, abîmés, épuisés, cassés, et souvent contre leur gré. Leurs difficultés scolaires on les connaît depuis longtemps, et on n’a pas toujours su faire. Alors ces difficultés ont entraîné des conséquences diverses et variées, et depuis leur arrivée à l’école ils ont perdu un bon paquet de plumes.

Certains n’osent plus parler parce que quand on confond la guêpe africaine et le frelon asiatique, cela fait rire, mais quand on ne postule pas au premier prix comique on apprend vite à se taire. Alors, les réparateurs d’ailes ne rient pas, ils expliquent, ils prennent le temps de reprendre le vocabulaire, de chercher l’Asie et l’Afrique sur la carte, bref ils recollent deux ou trois plumes et très vite notre entomologiste en herbe ose lever le doigt, découvre de nouveaux mots, de nouveaux concepts.

D’autres n’utilisent plus les mots parce que les poings, au moins, ils maîtrisent et ça fait mal aux autres. Comme les insultes, les mots qui leur ont fait mal, quand ils n’arrivaient pas à lire à haute voix ou quand ils répondaient à côté à la question. Et très vite ils n’ont même plus besoin de frapper, la menace suffit, les autres ont appris à se cacher pour insulter et se moquer. Alors cette fois ce sont les réparateurs qui lisent, qui expliquent, qui font chanter les mots. Et un jour ils entendent « Putain, j’ai rien compris mais c’est vachement beau ». Et oui Baudelaire c’est beau, même en SEGPA, et notre poète, quand il ne se sent pas bien, quand des murmures désagréables lui reviennent aux oreilles, il prévient : « Aujourd’hui,j’ai le spleen ! ». C’est le mot de passe pour dire qu’il n’est pas en forme et qu’il nous faudra être plus patients, plus bienveillants. Et quelques plumes plus tard, le poète remportait un concours départemental de poésie.

Quand ils sont suffisamment remplumés, l’équipe de réparateurs leur propose parfois de retourner dans les autres classes du collège et le petit miracle s’opère, ils se révèlent en français, en arts plastiques, ou en sciences, mais cela se fait à petit pas. Car si certains arrivent à entrer dans cette classe de 30 élèves quelques heures par semaine, d’autres ont parfois pris une grosse paire de ciseaux pour se couper eux-même leurs ailes comme cette jeune fille qui une fois la porte franchie n’a pu assumer ces trente paires d’yeux qui la fixaient et qui en pleurs et a préféré retourner dans l’atelier de réparation pour quelques jours de plus. D’autres encore refusent de le quitter, catégoriquement.

Réparateur d’ailes ça demande du temps, parce que nos élèves ont besoin de notre disponibilité, ils ont besoin de notre énergie, ils ont besoin qu’on les aide à trouver des lieux de stage, parce qu’ils se rêvent avec des mains pleines de cambouis, de la farine plein les cheveux, ou encore perdus au milieu des champs de fleurs.

Ils ont besoin qu’on discute avec nos collègues du collège ( ceux qui apprennent à voler ) pour leur expliquer qui ils sont, comment ils se servent de leurs ailes. Et pourtant on n’est pas toujours entendu, ben oui réparateur d’ailes, c’est facile quand on n’a que 16 élèves, réparateur d’ailes c’est facile quand on ne met pas de notes…

Pourtant les réparateurs d’ailes travaillent plus longtemps, les réparateurs d’ailes sont moins bien payés que leurs collègues, les réparateurs d’ailes se réunissent plusieurs fois par semaine, pour discuter de la qualité des plumes et du prix de la colle. Parce que notre fournisseur, lui il augmente régulièrement les prix, il baisse la qualité de ses produits, mais nous on a toujours de plus en plus d’ailes à réparer et en plus parfois il critique notre job. Il paraît que certains pensent que nos élèves ne sont qu’un poids supplémentaire et ne pourront pas voler correctement, ils peuvent faire aussi bien avec moins.

Les réparateurs d’ailes croient au principe d’éducabilité, et ils y mettent leurs tripes, leurs âmes et parfois même une bonne partie de leur salaire, parce qu’on ne leur fournit plus la ficelle pour attacher les ailes. Les réparateurs d’ailes ont besoin qu’on croit en eux pour ne pas disparaître. Et que l’on croit en leurs élèves, en leur avenir, couvert de plumes et non pas de goudron, parce que là ça serait carrément méprisant.

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