Miss Grenade

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Il y a quelques années, l’atelier de réparateurs d’ailes a accueilli une grenade. Pas le fruit sucré à la peau douce, qui serait plus un médicament qu’un fruit selon les médecins adeptes de médecines exotiques, mais je les laisse à leurs suppositions. Non, notre grenade à nous, c’était plutôt la version dangereuse et piquante, l’arme de destruction, à la peau plein d’aspérités. Notre grenade est toute petite mais elle prend réellement beaucoup de place. Quand elle parle tout le monde doit l’entendre, quand elle bouge tout le monde doit la voir. Quand Miss Grenade ne va pas bien, son gros cœur pleure, mais quand elle va bien, elle ouvre grands ses petits bras.

Miss Grenade est un peu cabossée. Les bidasses chargés de prendre soin d’elle quand elle était petite, ont été négligents et notre petite Grenade a été dégoupillée bien trop mal et certainement pas au bon moment. Alors dans notre atelier, on la tient fort dans la main pour l’empêcher d’exploser. Et comme son cœur est un peu fêlé, on essaie comme on peut de recoller les morceaux avec des bouts de ficelle et des morceaux de scotch. C’est pas un boulot facile cette affaire. Mais c’est un boulot qu’on connaît.

Un jour la classe de Miss Grenade est partie à Paris. C’était la grande aventure pour Miss Grenade, trois jours à la Capitale, alors l’excitation est à son comble. On se serait cru à l’hypermarché un jour de soldes sur la pâte à tartiner. Le matin, la visite des Invalides est au programme, les gars sont impatients. Il paraît qu’on va voir des guns, des armes et surtout des guns. Et puis Manu il en a parlé avec son grand-père, celui qui a fait la guerre, le résistant. Alors il surveille les arrêts du métro, il ne faudrait pas se louper.

Le bâtiment est impressionnant et les élèves se sentent d’un coup tellement petits face à la coupole dorée, et surtout face aux militaires qui gardent le bâtiment. Mais notre Grenade, rien ne lui fait peur, car d’un coup elle décide de nous faire faux bond dans la salle des guerres napoléoniennes. Et là une grenade dégoupillée en liberté aux Invalides, on a le droit de paniquer. Branle bas de combat ! On se compte ! Deux soldats en moins ! Miss Grenade et Capitaine Kirk ! L’armée se met en ordre de marche ! Manu et Valjean vous suivez Poulette direction les taxis de la Marne, moi je pars à la recherche de nos déserteurs !

Capitaine Kirk et son mètre 80 sont vite retrouvés, devant la cuirasse du carabinier Fauveau et son énorme trou. Le boulet de canon anglais a été d’une efficacité redoutable, mais Capitaine Kirk a un doute : - Il est mort le type ? Alors clairement il manque la moitié du plastron, l’arrière est dans le même état, donc soit il a réussi à faire entrer la moitié de son corps à l’intérieur du dedans de lui ou alors la dite moitié est encore collée au boulet, et le carabinier a perdu une grosse capacité pulmonaire.. Mais pourquoi pas ? Il faut croire aux miracles.

- Dis donc tu sais où est Miss Grenade ? On la cherche partout. - Bah non, elle voulait jouer à cache cache mais je ne sais pas où elle est.

Jouer à cache cache aux Invalides ! Quelle riche idée ! Mais je n’aurais pas le temps de la rejoindre pour une partie, la voilà qui revient accompagnée !

On voit bien à son visage qu’elle aurait préféré une autre escorte. La sienne est grande, en uniforme et a l’air d’avoir avalé un parapluie, un réverbère et l’abri bus qu’il éclairait, bref le genre de gars qui a du mal à digérer et qui sent une sorte d’aigreur lui remonter au fond de la gorge depuis qu’il a une grenade en main. 

- Elle est avec vous ? - Humm bonjour monsieur ! Effectivement elle fait partie de notre groupe. - Je suis au PC, je la surveille sur les écrans depuis tout à l’heure. Il faut la garder avec vous. Là elle court partout. - Bien s…. - Putain c’est pas vrai, c’est un menteur !! Je ne cours pas partout ! - Dis donc Miss Grenade, je pense que tu vas juste t’excuser et… - Jamais je m’excuse ! Il raconte des conneries, je ne courais pas !

Je sens bien que notre Grenade est prête pour l’explosion, et je vois le regard du garde qui commence à se demander à quel moment on lui passe les menottes. Et moi je me dis que j’irais bien prendre un rafraîchissement au mess des officiers. Mais la vie ressemble parfois à un champ de maïs après la visite d’une horde de sangliers, et non au club med version Top Gun.

- Je pense que ça n’est pas le moment de discuter des détails, le monsieur ici présent te signale qu’il te surveillait sur les écrans donc on ne va pas polémiquer, tu t’excuses et on rejoint les autres !

Pas très envie que la situation s’éternise, je n’ai rien pour soigner les aigreurs d’estomac sur moi et mon casque bleu est resté dans le vestiaire.

- Ouais ben si c’est ça moi je me casse, j’en ai marre !

Et voilà Miss Grenade, contre vents et soldats qui file dans le couloir à travers les époques, plus rapide que la Deloréan du professeur Brown. Le cerbère à l’estomac fragile me lance un air dépité et claque des talons, me donnant le signal du départ.

Quelques couloirs plus loin j’ai pu maîtriser la Grenade, on a remis la goupille en place, on a remis un bout de scotch sur son cœur fragile, elle a pleuré dans mes bras, elle a reniflé dans mon cou, elle a pu s’excuser, et moi tâchée de larmes et de morve j’étais fière de ma petite grenade capable de regrets sincères et de mots justes pour expliquer son mal être devant ses camarades.

Parce que Manu il était ronchon, il lui en voulait d’avoir gâché ce moment, ce moment où l’on avait le devoir de se recueillir, le devoir de respecter les gars morts pour nous, le devoir de fermer sa gueule quand on a tort dans un endroit pareil. Il est comme ça Manu, il connaît les règles, mais leur application est parfois à géométrie variable dans son cas, mais là il était sacrément fâché et il tenait à le faire savoir.

Année après année notre petite Grenade a su calmer ses ardeurs, a su réparer ses erreurs, est devenue un exemple souvent, a rechuté parfois mais elle a tenu bon.

Mais un matin on s’est confiné, et on a tenté de maintenir intacte la petite ficelle qui nous reliait, et sincèrement on pensait que cette ficelle devenait une corde solide jour après jour. Mais Miss Grenade a décidé un jour que les bidasses qui lui avaient fait tant de mal étaient des gens bien, et elle a préparé son baluchon, a pris la poudre d’escampette pour les rejoindre.

Elle a coupé la corde qui la reliait à nous sans prévenir, sans regarder en arrière, et depuis Miss Grenade est quelque part, peut être armée face aux autres, peut être encore trop fragile, mais elle n’est plus avec nous et …. elle nous manque sacrément, et ce manque ça nous fait drôlement mal à notre cœur de réparateurs d’ailes.

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