Voyage en absurdie

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Dans un voyage en absurdie, que je fais lorsque je m’ennuie…

Ce matin Droppy arrive, comme à son habitude, les épaules rentrées et le sourire en berne. Comme à son habitude, il veut me raconter son week-end ou sa récréation, mais contrairement à mon habitude je coupe court pour éviter un m long monologue, parce qu’on a un métier quand même. Mais Droppy est têtu, il a envie de dire un truc et je sens bien que je ne vais pas pouvoir y échapper.. Alors allons-y, en route pour de nouvelles aventures.

- Moi je donne ma feuille pas partout. Humm il donne sa feuille mais pas partout. Zut il m’a prise au piège, j’ai besoin d’aller plus loin. - Mais de quelle feuille parles-tu ? - Ben ma feuille de ma classe pour Mme P. - Ahhh cette feuille ! Effectivement je comprends mieux de quoi tu me parles.

Droppy nous a quitté en cette rentrée pour rejoindre le dispositif ULIS, dispositif pour les élèves en situation de handicap.

Dans notre atelier il était bien mais on sentait qu’on n’avait pas les outils pour l’aider. Nous on répare les ailes un peu cassées, mais parfois la réparation n’est pas suffisante, il faut envisager le changement complet de pièces. Trouver une nouvelle aile, dans un matériel plus solide. Mme P, elle c’est la spécialiste de la béquille, du bionique, la madame P du dispositif, la version féminine du Mr Q de 007. Et Madame P l’envoie en mission dans nos ateliers pour consolider les travaux de réparation. Vérifier que la nouvelle aile peut fonctionner.

Et donc la fameuse feuille de Madame P, c’est la fiche navette qui nous permet de tenir les comptes de plumes. Il doit la présenter à chaque heure de cours. Mais alors pourquoi il ne donne pas sa feuille partout ? C’est curieux parce que notre Droppy quand on lui confie une mission, il y va à fond. Lentement mais à fond.

Et puis la feuille c’est aussi comme une confirmation de compliments, et les compliments nos emplumés, ils ne sont pas habitués, et parfois ils ne savent pas trop quoi en faire. C’est un peu comme les frites au self. Quand il n’y en a jamais, on s’habitue, on n’aime pas trop l’idée mais on s’habitue. Et puis un jour c’est écrit sur le menu, alors on descend méfiants, comme si c’était un piège, comme si y croire risquait de transformer les frites en salsifis. Alors je me dis que Droppy est peut être méfiant face à certains enseignants et n’ose pas donner sa fiche.

- Mais pourquoi tu ne la donnes pas dans tous les cours ? - Ben le lundi on nage, alors je peux pas la donner, on est dans l’eau.

Logique implacable, c’est comme les frites, quand elles baignent dans l’eau, elles sont toutes molles. Il faudra donc revoir ce point avec Mme P. Les fiches, version amphibie, ça serait quand même vachement mieux.

Mais parfois la logique s’éloigne de nos contrées. Ce matin avec les 4es c’est géographie. Les paysages de l’urbanisation. Un thème qui peut éventuellement les intéresser, ou pas. Quand on se sent gaulois dans l’âme, l’alignement des voies romaines et la rigueur des bâtiments du Domaine des Dieux ne sont qu’une vague image, un décor de cinéma. Et ce matin Achille Talon, atteint d’une diarrhée verbale congénitale, décide de regarder par la fenêtre pour vérifier le paysage urbain du plateau sportif.

- Madame, Madame, il y a Pikachu sur la cour !! - Euhh Charmant Achille, je sais que parler pour ne rien dire fait partie de ton vocabulaire, mais si tu pouvais nous épargner cette fumisterie, ça serait pas mal.

Les autres marquent un temps d’arrêt, ils sont habitués aux digressions verbales de leur camarade, qui à la question « Quelle est la caractéristique du triangle rectangle ? pouvait répondre : - Heyyyy Madame !! - Oui Achille, je t’écoute. Donc le triangl… - Heyyy il y a un truc orange là sur mon compas, ben quand on le soulève il y a une mine de rechange. Et ben je ne savais même pas. Fantastique ! Donc le triangle rectangle ? - Le quoi ?

Donc vous vous doutez bien que pour Pikachu sur le plateau sportif on doute, mais le gaillard, lui il insiste.

- Mais si, là. C’est Pikachu sur la cour !

Alors là j’ai un doute, faut-il prendre les précautions d’usage comme avec les somnambules. C’est à dire, le laisser continuer et surtout ne pas le contredire ou insister ? Ça n’est pas facile le traitement des hallucinations en pleine conscience quand même. On ne se rend pas toujours compte de la dure réalité des …

Hurlements de joie, cris de bonheur, ses camarades n’ont pas les mêmes interrogations que moi, professionnelle en plein questionnement médico pédagogique. Ils sont tous à la fenêtre, surexcités comme des ménagères de plus de 50 ans devant la dernière apparition de Marcel Amont chez Michel Drucker. N’ayant pas encore atteint cet âge charnière, je me dis que je vais peut être subir ce même ascenseur émotionnel en me rendant moi-même à la fenêtre et vivre cette même expérience hallucinatoire, en découvrant un personnage de manga, sur le plateau sportif d’un établissement scolaire, haut lieu du savoir et de la connaissance ! Ou alors me faire bizuter, lors d’une blague préparée de longue date, par de solides gaillards adeptes d’un humour primaire mais efficace ?

Nom de Zeus ! Pikachu is on the place ! On y perdrait son latin. En effet en plein milieu du plateau, erre une bestiole à poil jaune, un sac à la main, et la queue en l’air ! Serions-nous les victimes d’une expérience scientifique ? Aurions nous subi sans le savoir les inhalations d’un gaz hautement toxique, provoquant des hallucinations collectives ? Le doute m’assaille, mais renseignements pris, il ne sera pas nécessaire d’aller se faire tester dans un laboratoire allemand, pour confirmer ou non la présence d’un poison russe dans nos veines. Le pikachu était la veille un dragon et serait la tenue habituelle d’une stagiaire adulte, en formation Greta ( le truc pour adultes ), formation non axée sur le déguisement ou les soirées à thèmes à l’origine, mais la dame ferait état de son désargentement passager pour justifier son accoutrement peu orthodoxe. Comme quoi il n’y a pas d’âge pour.. Pour quoi d’ailleurs ?

L’âge, donc, qu’il soit canonique ou pas, peut être source de méprise. Et s’il est très mal venu de demander son âge à une dame, lui trouver un âge largement inférieur à celui qu’elle porte est d’une délicatesse infinie.

Et ce lundi matin, première matinée après la fabuleuse fête foraine annuelle qui fait tourner les têtes de tous nos ados. Mais cette année, la fête foraine avait une saveur covid inédite. Dans la tête de nos charmants boutonneux, la sortie à la fête foraine est la promesse d’une découverte, de l’enchantement des jours à venir. La sortie à la fête foraine est pour beaucoup d’entre eux, le jour où ils découvriront l’échange de miasmes buccaux et pharyngés. Mais cette année avec les masques, les échanges devraient être limités, voire impossible. C’est bien connu, tous nos jeunes sont excessivement respectueux des règles établies par de vieux croulants en cravate. Le lavage des mains au gel hydroalcoolique est un acte à répéter à chaque entrée en classe et pour l’instant nous n’avons pas reçu le matériel pour la désinfection des langues qui réalisent des mouvements de rotation plus ou moins rapides dans les bouches qui ne sont pas les leurs. La perfection n’est décidément pas de ce monde.

Et donc en ce lundi matin, un charmant 6e me dit : - Madame, je vous ai vu à la fête foraine dimanche. - Ah non, je suis désolée, mais je n’y étais pas. Je suis allée me promener en forêt dimanche. - Mais si je vous ai vu, vous étiez avec votre petit.

Je comprends ! Ce charmant m’a confondu avec ma fille ! J’ai bien fait d’aller aux champignons, ça maintient le teint frais !

- Ah, je comprends tu as du me confondre avec ma fille, c’est vrai que l’on se ressemble un peu. - Et elle est plus jeune que vous votre fille ? - Un tout petit peu mon chéri, juste un …. -Ahhhhhhh Mais jeeeeee n’yyyy arrive paas !

Vous l’avez reconnu, voilà notre Castafiore qui nous fait un malaise. Elle est face à un problème, que je m’empresse de vous livrer. Sylvain mesure 137 cm, c’est 25 cm de moins que sa mère, et 12 cm de plus que sa sœur. Pas facile cette affaire, j’en conviens, le plus dans le texte devient moins en maths et inversement. Mais je ne comprends pas son énervement soudain. En effet peu de temps avant le drame, la Castafiore et moi, nous avions dessiné Sylvain, sa mère et sa sœur, déduit leurs tailles diverses, elle avait posé les opérations. J’étais partie le cœur léger vers d’autres horizons.

- Pourquoi tu n’y arrives pas ? Tu avais presque fini tout à l’heure. - Mais je trouve pas la taille de Sylvain. - La taille de Sylvain ? Mais elle est dans ton texte. - Ouiiiiiii mais je sais pas quelle opération il faut faire. J’en ai maaaarrre Bon on reprend texte : Sylvain mesure 137 cm, c’est 25 cm… - Oui mais c’est bon ça !! Mais c’est quoi l’opération pour la taille de Sylvain ???? Clairement la couleur du cheval blanc d’Henri IV, ça je l’ai, mais là je ne comprends pas. - Maiiiiis c’est troooop duuurrrrr ! Bon on reprend : Sylvain mesure 137 cm… - Maiiiiiis non !!! Maiiiis c’est quelle opération qu’il faut faiiiiireeee !

Alors je la regarde ( je sens qu’avec notre Castafiore, le coup du regard franc, ça fonctionne pas mal. Pas le regard de biais, pas le regard fatigué, pas le regard noir,… non un vrai regard droit dans les yeux, sans émotion. Le truc qui dit : Appuie 3 secondes sur le bouton reset, j’attends que tu te reconnectes ). Et ça marche !!!!!!! - Ahhh mais ouiiiii j’ai compris !

Ahhhhh ouiiiiii c’est suuuperrrrr !!!! Non en vrai je n’ai pas crié, mais je me suis assise sur une chaise à côté, et je me suis dit que le premier Sylvain qui me demande de le mesurer, je lui fais bouffer son mètre, sa mère et sa sœur et sans mâcher !

La Castafiore profite de ce petit moment de faiblesse. - Ohhh elle est belle votre bague de mariage ! - Je te remercie mais ça n’est pas une alliance, je ne suis pas mariée ! - Ben non, c’est pas possible, quand on n’est pas marié, on n’a pas de bague de mariage. Hummm faut-il rentrer dans le débat travail, famille, patrie ? Je ne pensais pas notre Castafiore si vieux jeu. Ah ben si le débat s’installe ! Et avec nos 6es quand il y a débat, il n’y a pas discussion, juste débat ! - Ben si on peut. - Nan on peut pas. - Si on peut je te dis ! - Mais naaaannnn alors ! On peut pas ! Et le débat peut durer longtemps. Alors là j’hésite entre intervenir, ne pas intervenir, ou aller prendre un verre de vin. Ahhh ouiiii un verre de vin pour oublier !!! Ahhh ben non il n’y pas de vin dans la classe ! Ah ben un verre de gel hydroalcoolique alors ? Hummm pas sûre ! -Nan on peut pas ! - Ben si on peut ! C’est pas une bague de mariage, c’est une bague de décoration d’abord ! Bon ben une tasse de thé je peux ? Et sinon Sylvain il mesure combien ?

Ce qu’il y a de bien avec les rêves en Absurdie, c’est que tout s’enchaîne, sans lien, sans raison et me voilà projetée dans la grande scène de l’élection des délégués de classe, en ce début d’année.

J’explique les bulletins, les candidats, l’isoloir, l’urne. Le secret du vote, les deux scrutins, pour les délégués et les éco délégués, donc deux bulletins, deux couleurs.

Tout ça donne une solennité incroyable au truc, et les questions fusent : - C’est dans la même boîte qu’on vote pour le maire et le président ? - Bien sûr, ce sont les urnes qui servent aux élections municipales, présidentielles. - Nos parents aussi ils font comme ça ? - Oui, c’est la même procédure. Mais ne vous inquiétez pas. Tout va bien se passer.

Et en effet tout se passe bien, les électeurs tendent leur carte électorale aux assesseurs qui tamponnent, font émarger. Marianne, nous regarde, la larme à l’œil ! Je n’ai pas la tenue républicaine officielle, telle la Marianne guidant le peuple de Delacroix. Mais… Les seins nus j’avais, la jupe blanche, c’était possible, le drapeau, fastoche.. Mais pour la baïonnette, ça a coincé, je n’ai pas trouvé, mais bon je sens le souffle démocratique me traverser, je me redresse, fière de mes candidats, de mes électeurs, la démocratie est en marche, nos ancêtres révolutionnaires nous ….

- Madaaaaammmmeeeee ! Je suis dans l’isoloir ! Mais j’ai un problème ! - Oui, Manu junior, qu’est ce qu’il t’arrive ? - J’ai oublié le papier, comment je fais ?????

Grandeur et décadence, Marianne va devoir se draper dans sa dignité et filer aux sanitaires du camping des flots bleus pour trouver du papier.

Et moi repartir pour un nouveau rêve en Absurdie…

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